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Etienne Klein : « La contradiction est le moteur de la réflexion »

Etienne Klein : « La contradiction est le moteur de la réflexion »

Etienne Klein : « La contradiction est le moteur de la réflexion » 

Mai 2021, propos recueillis par Christophe Dubois
Un article du magazine Symbioses n°130 : Oser les questions vives


Au fil de ses ouvrages et interventions médiatiques, Etienne Klein, physicien et docteur en philosophie des sciences, nous interroge sur la place de l’expertise, de la science, du doute, de la nuance. Des questions amplifiées par la pandémie et le numérique. Nous les lui avons posées.


Face à des questions complexes et controversées, on se tourne souvent vers les scientifiques. La crise sanitaire actuelle est intéressante à cet égard. Qu’en pense le philosophe des sciences ?

Avec le Covid-19, on avait l’occasion historique de faire de la pédagogie des méthodes scientifiques : comment bien utiliser les statistiques, pourquoi il ne faut pas confondre corrélation et causalité… En France, au tout début de la pandémie, la presse a donné la parole à des scientifiques qui disaient collectivement ce qu’ils savaient et ce qu’ils ignoraient, ce sur quoi ils se posaient des questions. On a fait la démarcation entre la science (ce qui est sûr), et la recherche (les questions que l’on se pose). Ça n’a duré que quelques jours. Car la recherche et la nuance prennent du temps. Assez rapidement, on a donc éliminé du champ médiatique les personnes prudentes –­ celles qui disaient qu’il fallait attendre, faire des recherches – remplacées par des personnes qui avaient beaucoup plus d’arrogance. On a préféré organiser des débats qui donnaient l’impression que la science était une joute, une croyance parmi d’autres, un lieu de controverses entre personnes avec un avis bien tranché, avec des arguments d’autorité, sans nuance, sans analyse.

Cela a accentué ce que vous appelez « l’ultracrépidarianisme » ?

C’est un mot savant pour dire que, souvent, nous parlons avec assurance de choses que nous ne connaissons pas. Au début du confinement, j’ai entendu beaucoup de gens dire : « Je ne suis pas médecin mais… c’est simple, il faut faire ceci ou cela » (1). C’est une tendance assez naturelle, appelée l’effet Dunning-Kruger : pour se rendre compte qu’on est incompétent, il faut être compétent. Ce n’est qu’en creusant une question, en enquêtant sur elle, qu’on la découvre plus complexe qu’on ne l’aurait cru.

Désormais, on entend moins ce type de propos. Pratiquement tout le monde a compris que cette épidémie est diablement compliquée. Globalement, collectivement, on a acquis des compétences. L’arrogance s’est retranchée dans des sites complotistes.

Faut-il être expert·e pour s’exprimer, pour se dire pour ou contre les nanosciences, pour ou contre les OGM, pour ou contre le nucléaire ?

Non ! L’ultracrépidarianisme – le fait de parler au-delà de ses compétences – est la condition même du lien social. Quand vous allez au café discuter avec vos amis de n’importe quel sujet, vous pratiquez l’ultracrépidarianisme ; et c’est très bien. La discussion permet de s’opposer, s’informer, se tromper, être corrigé, poser des hypothèses, être contredit. La démocratie, ce n’est pas le lieu où seuls ceux qui connaissent les sujets s’expriment. Mais quand il s’agit de science, tous les discours ne se valent pas.

Dans votre récent tract « Le goût du vrai » (2), vous décrivez habilement ce qu’on appelle le biais de confirmation : « Nous nous montrons plus enclins à déclarer vraies les idées que nous aimons, qu’à aimer les idées vraies. »

Notre cerveau peut prétendre qu’il aime la vérité, mais il a surtout besoin de confort psychique, de se rassurer dans ce qu’il croit vrai. L’actualité, qui donne toutes les thèses et les antithèses qu’on veut, permet au cerveau de choisir celles qui lui font le plus de bien, celles qui confirment nos certitudes.

Et aujourd’hui, avec le numérique et les réseaux sociaux, en quelques clics, il est possible de choisir une communauté numérique qui va devenir le « chez-soi idéologique », proposant des arguments qui vont dans le sens de ce que vous pensez déjà. Des algorithmes astucieux vont vous suggérer des vidéos, des articles, qui vont agir sur vous comme des biais de confirmation. Donc vous n’allez jamais rencontrer de contradiction. Or, la contradiction, c’est le moteur de la réflexion. Le fait de penser, c’est dire non à sa propre pensée, c’est la contester. Ce qu’on appelle l’esprit critique, c’est adresser une critique à l’égard de soi-même pour voir si nos propres idées résistent à la contre-argumentation.

Ce qui m’inquiète, en tant que citoyen, c’est lorsque les gens considèrent que les valeurs de la communauté numérique à laquelle ils appartiennent sont plus importantes et méritent d’être davantage défendues que les valeurs de la société toute entière. Cela contribue à ce que la société se structure en strates, des sortes de strates cognitives imperméables les unes aux autres, comme un millefeuille. Vous avez vu comme moi l’invasion du Capitole par les partisans de Trump. On voit bien que ces gens étaient abreuvés depuis des mois du même discours complotiste et n’avaient pas discuté avec des gens ayant des pensées contraires.

Les connaissances font-elles le poids face à nos croyances ?

Il ne s’agit pas d’établir une hiérarchie entre croyances et connaissances. Il s’agit simplement de les distinguer. Non pas pour dire que l’une est supérieure à l’autre, mais pour montrer qu’elles ont des statuts différents. Sur internet circulent côte à côte, de façon non hiérarchisée, des connaissances scientifiques, des croyances, des commentaires, des opinions, des bobards… Ces choses très différentes, à force de circuler ensemble, se contaminent l’une l’autre. Du coup, quand on a affaire à une connaissance, on se demande s’il ne s’agit pas d’une croyance d’une certaine personne. Et inversement. Il faut faire le tri, mais on n’a pas forcément les armes pour enquêter et distinguer le vrai du faux. D’autant que notre cerveau a besoin de croyances. Il n’est pas à l’aise avec les incertitudes.

On devrait d’ailleurs apprendre à l’école comment on en est arrivé à telle connaissance, en suivant quelles hypothèses, quels raisonnements, en commettant quelles erreurs. Confronter les élèves à leurs biais cognitifs. Sans cela, si quelqu’un vient la contester, vous ne saurez pas la défendre. Par exemple, si vous ne pouvez pas expliquer l’effet de serre – ce qui est le cas de beaucoup de personnes, y compris parmi les militants climatiques –  et que l’on vous met dans un débat public face à un climato-sceptique qui a plein d’arguments pour montrer que les changements climatiques n’existent pas, même si ces arguments sont tous faux, ils sont si nombreux que celui qui les entend va se dire : « il y en a au moins un qui est vrai ». Pour moi, toute militance doit être accompagnée, et si possible précédée, d’une augmentation de la compétence. Cela suppose de l’éducation, du débat. Et cela nécessite que les connaissances scientifiques circulent librement et soient accessibles à tous, sans être entravées par nos croyances ou les algorithmes.

J’ai appris récemment l’étymologie du verbe « débattre » : dé-battre, c’est faire ce qu’il faut pour ne pas se battre. Le débat, c’est l’inverse du combat. On doit prendre son temps, argumenter, pratiquer une politesse de l’esprit, s’écouter et s’interroger, sur pied d’égalité, même si nous ne sommes pas d’accord. Ce type de débat est rare dans la sphère télévisuelle, où on préfère souvent le clash.

Les réseaux sociaux effacent-ils aussi la nuance ?

Oui. Là, je vous vois. Ça ne me viendrait pas à l’idée de vous injurier par exemple. Alors que si je ne vous voyais pas, si vous étiez simplement une adresse mail ou un tweet, il n’y aurait pas de limitation à mon agressivité, à ma colère, à ma vulgarité. Autrement dit, ce qui limite la violence collective, la violence sociale, c’est la rencontre physique. Rendue compliquée en ce moment. Nous avons besoin de vite retrouver une véritable vie sociale.

Comment les professionnels de l’éducation peuvent-ils développer l’esprit critique, le doute, la nuance, sans risquer de développer le relativisme, le scepticisme, le complotisme ?

C’est extrêmement compliqué. Je ne pense pas que l’esprit critique soit en faillite ; au contraire, tout le monde s’en réclame, notamment les complotistes. Les gens ne croient plus les discours institutionnels sur parole. Lorsque l’élite énonce quelque chose de façon unanime, on se demande si elle n’y trouve pas un intérêt, si on n’est pas en train de nous tromper… Le désir de véracité exprime notre souci de ne pas être dupe. C’est parfaitement légitime, nécessaire même. Mais quand ce désir de ne pas être trompé se radicalise, il devient complotiste. Le sociologue Gérald Bronner, qui s’est intéressé aux croyances, m’a dit qu’il fallait en moyenne sept années pour qu’une personne sorte d’une communauté complotiste et reconnaisse qu’elle s’est trompée. Le complotisme, c’est une démarche intellectuelle de narcissisation : tout le monde se trompe sauf vous, moi je ne suis pas un niais comme tous les autres, j’ai compris comment ça marche.

Est-ce qu’à force d’alerter sur les crises écologiques et sanitaires, les scientifiques nous ont éloignés de la science et de ce goût pour la vérité ?

Le titre de mon dernier tract – « Le goût du vrai » (2) – est emprunté à Nietzsche, qui disait : « Le goût du vrai va disparaître à mesure que la vérité nous donnera moins de plaisir. » Lorsqu’on lit les rapports des climatologues, l’avenir qui se dessine n’est pas du tout attrayant. Je pense que ça clive l’opinion. Certaines personnes croient qu’on va vers l'abîme, et d’autres développent des stratagèmes pour ne pas croire ce que nous savons.

Par ailleurs, les enseignants ont une tâche beaucoup plus difficile qu’auparavant puisque leurs propos sont de plus en plus remis en cause par des croyances. Mais je pense qu’il faut continuer à dire ce que nous savons vrai, même si ça heurte et que ça ne fait pas plaisir.


(1)  Je ne suis pas médecin mais JE, Collection Tracts, éd. Gallimard, 11 p., 2020.
(2)  Le Goût du vrai, Collection Tracts, éd. Gallimard, 64 p., 2020.

 

Photo : Virginie Bonnefon

Photo : Virginie Bonnefon

L’esprit critique, c’est adresser une critique à l’égard de soi-même.

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