Sivens, le barrage de la discorde
Sivens, le barrage de la discorde
Mai 2021, par Françoise Budo, didacticienne des sciences sociales.
Un article du magazine Symbioses n°130 : Oser les questions vives
Se saisir d’un fait d’actualité, se questionner, aller sur le terrain pour observer, rencontrer divers acteurs et récolter des données qui seront analysées et communiquées. Quelques ingrédients pour pratiquer des sciences humaines et sociales avec des élèves.
Sivens, le nom d’une forêt qui a fait la une des médias il y a quelques années. En octobre 2014, lors d’une manifestation, un jeune naturaliste, étudiant en biologie, Rémi Fraisse, y est mort suite au jet d’une grenade offensive lancée par les forces de l’ordre. Il manifestait contre la construction d’un barrage sur la rivière du Tescou.
Deux ans plus tard, dans le cadre du Projet Collectif Vertical (PCV) (1), l’ensemble des étudiant·es du régendat sciences humaines de l’HELMO, une petite centaine toutes années confondues, accompagné·es par quatre professeur·es, sont parti·es enquêter là-bas. Une semaine dans le sud de la France, dans le département du Tarn. Nous avons rencontré bien des acteurs qui nous ont expliqué le problème que cause ce projet de barrage dans la zone humide du Testet. Certains sont pour ce barrage, tandis que d’autres sont contre... Des experts nous ont éclairés sur ce qui se joue en matière de développement durable.
Aujourd’hui, le projet de barrage semble avoir été abandonné. Mais l’avenir de la vallée du Tescou est toujours suspendu à une difficile concertation entre élus, agriculteurs et écologistes. A Sivens, la question reste vive, et il semble bien compliqué d’aboutir à une réponse commune.
Partir de l’actualité et prendre de la hauteur
L’actualité qui s’offre à nous au quotidien est source de matériaux riches pour apprendre des contenus et des pratiques en sciences humaines, transférables sur d’autres thématiques.
En effet, avant le voyage, par une multitude de documents médiatisés via des textes, des vidéos et des documents iconographiques, les étudiant·es ont découvert une série de faits, d’actions qui avaient eu lieu à Sivens : le déboisement de la zone humide pour la construction d’un barrage, la mobilisation d’une opposition citoyenne, la construction d’une Zone à Défendre (ZAD) sur le site du chantier, des manifestations menées par des pro-barrages et d’autres menées par les antis. Tout cela ne peut que susciter le questionnement chez nos étudiant·es. Par exemple : Pourquoi des agriculteurs veulent un barrage ? Pourquoi pas tous ? Qui s’oppose à la construction ? C’est quoi une ZAD ? Quel est le rôle de la police dans ce conflit ?...
L’idée est de faire évoluer le questionnement pour garder une ou deux questions qui vont avoir pour qualité de soulever et d’expliquer des enjeux actuels. Ici, notamment, les étudiant·es vont interroger les systèmes agricoles qui s’affrontent. Des modèles intensifs comme les pratiquent les producteurs de maïs qui ont besoin de beaucoup d’eau, et puis ceux qui s’inscrivent dans un modèle dit paysan, avec des choix de cultures moins sensibles aux périodes de sécheresse.
Interroger les choix de société
L’objectif n’est pas de donner raison ou tort à certains acteurs, mais bien d’observer les choix de société qui sont posés. D’un côté, la construction d’un barrage coûteux, payé par les deniers publics, qui bénéficiera à un nombre limité d’agriculteurs, donc à des intérêts privés, mais qui garantit une rentabilité économique conséquente. De l’autre, la préservation d’une zone humide qui a écologiquement diverses fonctions comme le maintien de la biodiversité, la lutte contre la sécheresse ou les inondations selon les saisons, autrement dit la défense d’intérêts collectifs. Les deux pôles de cette tension sont légitimes, rentabilité économique d’un côté et préservation de l’environnement de l’autre, mais les choix d’aménagement du territoire favorisent l’un plutôt que l’autre. Car à qui, en définitive, appartient la campagne ? Aux seuls agriculteurs du modèle dominant de la rentabilité, de l’intensif, ou faut-il y voir un bien commun qui concerne l’ensemble des citoyen·nes ?
De retour du voyage, nous poursuivons un double objectif général : d’une part rédiger une analyse matière sur le sujet, c’est-à-dire produire une démarche d’investigation scientifique à un niveau adulte, et d’autre part construire des activités pour des élèves de 2e secondaire dans le cadre du programme d’étude du milieu. Ce dernier, dans une des séquences récapitulatives, invite les enseignant·es à mêler ce que le programme nomme trois logiques : vivre en société, se cultiver et produire. Ces productions seront en outre proposées à des enseignant·es dans le cadre d’une formation continuée... Hé oui, on ne produit pas pour produire, on produit pour de vrai, c’est ce que nous nommons la socialisation des productions.
Un projet transférable ?
Emmener nos élèves dans le Tarn, vous rigolez ma bonne dame, me direz-vous... Je vous promets qu’il n’est pas nécessaire d’aller si loin ! A l’intérieur de nos frontières, il est aisé de découvrir ici ou là des conflits d’usage de nos espaces. Nos forêts, nos campagnes ou nos villes sont traversées par ce même type de conflictualité, par ces mêmes tensions. Regardez aujourd’hui tous les débats autour de la chasse... Qui, entre octobre et fin décembre, peut profiter des espaces forestiers : les chasseurs, les exploitations forestières et/ou les randonneurs ? Regardez, pas plus tard qu’en ce mois de mars : la ZAD d’Arlon a été détruite par les forces de l’ordre. Ou encore : faut-il taxer plus les carburants ? Qu’en disent les gilets jaunes de chez nous ? A l’HELMO, les enseignant·es travaillent actuellement avec les futur·es régent·es sur l'arrivée d'Alibaba à l’aéroport de Liège et le commerce en ligne, l'impact durable du Covid sur les pratiques de mobilité, la crise sanitaire et l'étalement urbain, les migrations et réfugié·es climatiques… On s’est même lancé·es, avec nos futur·es profs, dans un projet européen sur l’anthropocène.
Les questions vives ne manquent pas. Elles permettent de travailler le concept de développement durable avec ses trois dimensions, l’environnement, le social et l’économique. De quoi apprendre à nos élèves à réfléchir, à penser par eux-mêmes et à devenir citoyen·nes.
Ecouter une multiplicité d’acteurs, et ensuite débattre
Que vous soyez institutrices ou enseignant·es dans le secondaire, il s’agit de se saisir, avec les élèves, de faits et actions qui font notre quotidien et de provoquer le questionnement.
Ensuite allez sur le terrain, ou faites-le venir à vous, ou médiatisez-le par des documents divers, afin de donner la parole à des témoins voire à des activistes, qui sont impliqué·es, qui occupent une certaine position sociale et défendent leurs intérêts (côté partial des enjeux, je prends parti...) et dans la foulée interrogez divers expert·es qui feront part de leurs appréciations (côté partiel des enjeux, j’éclaire le phénomène à partir de ma discipline, de ma science). Et puis, pourquoi pas organiser le débat dans la classe pour mobiliser les divers apprentissages. Apprendre à argumenter à partir de points de vue et d’expertises, apprendre à écouter l’autre, apprendre à chercher ensemble pour faire société et à décliner à sa manière un développement durable.
(1) Le régendat sciences humaines à la Haute Ecole Libre Mosane à Liège est organisé en une classe coopérative verticale : les étudiant·es des trois années de bachelier sont, pour certaines activités, mélangé·es. Les premières peuvent ainsi bénéficier de l’expérience des deuxièmes et troisièmes, et réciproquement les 2e et 3e peuvent s’exercer à l’accompagnement de plus jeunes. Chacun·e peut prendre sa place.
CC BY-SA 3.0 Photo : Sébastien Thébaul